Un miracle chez Marc : silence et mystère
ESAIE CHAPITRE 35, VERSET 4-7
Dites aux gens qui s’affolent : « Soyez forts, ne craignez pas. Voici votre Dieu : c’est la vengeance qui vient, la revanche de Dieu. Il vient lui-même et va vous sauver. »
Alors se dessilleront les yeux des aveugles, et s’ouvriront les oreilles des sourds. Alors le boiteux bondira comme un cerf, et la bouche du muet criera de joie ; car l’eau jaillira dans le désert, des torrents dans le pays aride. La terre brûlante se changera en lac, la région de la soif, en eaux jaillissantes.
PSAUME 146, VERSET 6-10
Le Seigneur garde à jamais sa fidélité,il fait justice aux opprimés ; aux affamés, il donne le pain ; le Seigneur délie les enchaînés. Le Seigneur ouvre les yeux des aveugles, le Seigneur redresse les accablés, le Seigneur aime les justes, le Seigneur protège l’étranger. Il soutient la veuve et l’orphelin, il égare les pas du méchant. D’âge en âge, le Seigneur régnera : ton Dieu, ô Sion, pour toujours !
ÉVANGILE SELON MARC, CHAPITRE 7, VERSET 31- 37
En ce temps-là, Jésus quitta le territoire de Tyr ; passant par Sidon, il prit la direction de la mer de Galilée et alla en plein territoire de la Décapole. Des gens lui amènent un sourd qui avait aussi de la difficulté à parler, et supplient Jésus de poser la main sur lui. Jésus l’emmena à l’écart, loin de la foule, lui mit les doigts dans les oreilles, et, ayant craché, toucha sa langue. Puis, les yeux levés au ciel, il soupira et lui dit : « Effata ! », c’est-à-dire : « Ouvre-toi ! » Ses oreilles s’ouvrirent ; le frein de sa langue se délia, et il parlait correctement.
Alors Jésus leur ordonna de n’en rien dire à personne ; mais plus il leur donnait cet ordre, plus abondamment ceux-ci le proclamaient. Extrêmement frappés, ils disaient : « Il a tout fait comme il fallait : il fait entendre les sourds et parler les muets. »
Prédication
Après l’élévation d’esprit de l’évangéliste Jean qui nous a accompagné pendant une bonne partie du mois d’août, et qui cherchait à intégrer l’entité Christ dans un système philosophique grec, Marc semble nous proposer à une théologie beaucoup plus concrète, où le Christ se définirait essentiellement par sa capacité à faire des miracles.
Les miracles tiennent en effet une part considérable de l’évangile de Marc en occupant la quasi intégralité des huit premiers chapitres sur un ensemble de seize chapitres de l’évangile. On ne trouve pas chez Marc de longs discours poétiques comme chez Luc, ni de succession de paraboles comme chez Matthieu mais, dans une prose grecque assez sommaire, une succession de miracles. Jésus guérit en effet de tout ou presque. En tentant une analyse médicale des symptômes, on pourrait déduire des 8 premiers chapitres de Marc que Jésus guérit de la fièvre, de la lèpre, de la poliomyélite, de la schizophrénie, de l’hémiplégie, de l’hémophilie, de la surdité … et dans notre cas peut être aussi d’une ankyloglossie (c’est-à-dire d’un frein de la langue trop court). Comme le note Marc (ch 3 v10) avec un humour involontaire « il faisait tant de guérisons que tous ceux qui souffraient d’un quelconque mal se jetaient sur lui pour le toucher ».
Il serait toutefois hâtif d’assimiler Jésus à un simple thaumaturge, à un praticien possédant un habile sens de la mise en scène. En étudiant de plus près ces miracles, en prenant l’exemple de celui qui nous est proposé ce jour, nous allons voir qu’il existe une part de mystère associé à chaque miracle, et que c’est dans ce mystère irréductible du Christ, que se révèle la théologie de Marc.
Dans notre cas clinique du jour, le premier mystère s’impose à nous tout de suite lorsque nous essayons de comprendre quel protocole de soin Jésus impose à cet homme : « Jésus lui mit les doigts dans les oreilles, et, ayant craché, toucha sa langue ». Première question : de qui au juste Jésus prend-il les doigts, et pour les mettre dans quelles oreilles ? Sur la question des oreilles le texte grec est sans ambiguïté : il s’agit de celles du sourd « mal parlant ». Sur la question des doigts, c’est une autre affaire … L’un des plus anciens textes témoin, le papyrus 75 de Qumran, daté du 3ème siècle, ainsi que le Codex Alexandrinus du 5ème siècle, et entre autres les versions copte et syriaques, laissent penser qu’il s’agit des doigts du sourd « mal parlant ». Par contre le Codex Sinaiticus, ainsi que le Codex Vaticanus du 4ème siècle, entre autres, semble plutôt indiquer qu’il s’agit des doigts de Jésus[1]. Gardons pour l’instant les deux images possibles en tête et continuons notre expérience de pensée : Jésus en crachant, touche sa langue. Comment fait-il si ses deux mains sont dans les oreilles du sourd ? Lui crache-t-il directement dans la bouche ? Et si ses mains sont libres, le sourd s’étant bouché les oreilles avec ses doigts, Jésus crache-t-il dans sa main avant de l’introduire dans la bouche du sourd pour toucher sa langue ? L’iconographie religieuse trouvera fort heureusement plusieurs solutions élégantes pour représenter ce miracle, qui est, reconnaissons le, l’un des miracles les moins hygiéniques et les moins ragoutants des Evangiles. Nous allons donc nous contenter, pour notre édification, de reconnaitre que le processus de guérison garde, pour le lecteur, un certain flou.
Le second mystère touche au diagnostic du mal dont souffre cet homme. Le texte parle d’un homme « sourd qui a de la difficulté à parler ». Mais que recouvre exactement cette périphrase ? En effet le premier terme grec utilisé, κωφὸς , désigne en grec soit un sourd, soit un muet, soit plus généralement un imbécile, un benêt : ces trois sens se rattachent à une racine étymologique que l’on trouve chez Homère avec le sens d’ « émoussé », qualificatif que l’on applique à un couteau usé, inutile. Le texte ne tranche pas entre ces trois sens, et propose au contraire, en correspondance, trois guérisons successives : les oreilles du sourd sont ouvertes, le frein de la langue du muet est délié, et, surtout, les paroles du benêt, de l’inutile, ont soudain un sens pour tous ceux qui l’écoutent. Il se met à parler de façon juste.
Ce qu’il ya donc de plus essentiel dans ce miracle – de dont souffre cet homme et comment il est guéri – est donc caché aux lecteurs par un double voile de mystère. Il est également caché aux spectateurs, puisque Jésus s’isole avec son interlocuteur de la foule. La guérison, la conversion de cet homme est donc un événement qui doit garder un caractère secret et intime. Nous ne pouvons que conjecturer, à partir du texte, comment cette conversion prend racine dans les imperfections (supposées ou réelles) de son corps. Nous ne pouvons que postuler que sa foi, son intelligence de Dieu, soudain s’est « délié » au contact de Jésus. Nous ne pouvons que constater, a posteriori, et cette fois avec tous les spectateurs présents dont les disciples, qu’il est désormais un être porteur d’une parole juste, c’est-à-dire d’une confession de foi en Christ.
Ce miracle est à ce titre tout à fait représentatif de la théologie de Marc, marqué par le secret, le silence et le mystère. Marc ne cesse de présenter un Jésus fuyant les foules (1,35 ; 2,13 ; 3,7 ; 3,13), exigeant le silence des gens qu’il guérit (1,44 ; 5,43 ; 7,36) et ordonnant aux démons de taire sa véritable identité (1,25 ; 1,34 ; 3,12). Le théologien William Wrede, le premier, parle du « secret messianique » chez Marc. L’événement, l’expérience de la foi, de la rencontre avec la figure du Christ est pour Marc une expérience personnelle, profondément intime. Cette expérience de foi vient nous chercher au fond de nos faiblesses (celles que nous avons ou que nous croyons avoir), nous élève à notre propre surprise vers la figure du Christ, et nous repose alors au milieu des autres comme un être régénéré, guéri, porteur d’une parole qui prend sens dans ce monde. Les mots manqueraient, même à celui qui l’expérimente, pour décrire précisément ce processus de changement intérieur, car ce processus relève d’une grâce et d’un miracle qui dépasse tout être de cette Création. Il n’est donc pas surprenant que Jésus exige le silence sur ces miracles de la part de ceux qui y assistent, car ceux ci ne peuvent qu’interpréter, déformer un événement qui n’est perçu en vérité que par celui qui le vit, en face à face du Christ.
Il est par contre surprenant de voir combien cette consigne de Jésus, pourtant simple et légitime, est ouvertement bafouée par les disciples, et, nous dit le texte, « avec d’autant plus d’extravagance qu’il leur enjoignait de se taire ». Dans le discours caricatural des disciples les hommes sont catégorisés (d’un côté les sourds et de l’autre les muets), et sont guéris selon leur catégories (les sourds entendent, les muets parlent). Les disciples transforment ainsi un événement « miraculeux », personnel, relevant d’une grâce divine fragile et mystérieuse, en une preuve publicitaire sur l’efficacité du Messie qu’ils suivent : « Jésus fait tout comme il faut », disent-ils, slogan qui conviendrait tout à fait à une marque de lessive. C’est ici peut être le troisième et dernier mystère de notre texte : l’incapacité, même des disciples les plus proches du Christ, à s’effacer devant la révélation de Dieu. Notre foi en Christ ne nous rend ni maître, ni juge, ni guide de la foi des autres. Nous ne pouvons qu’accompagner quelqu’un en présence du Christ que nous connaissons, et le laisser seul expérimenter ce mystère incompréhensible d’une grâce qui ne s’adresse qu’à lui, une grâce qui prendra pour lui un sens et un accomplissement particulier. Dans la théologie de Marc, la grâce particulière reçue par le Christ a commencé au chapitre I avec la rencontre avec Jean Baptiste, et trouvera évidemment, inévitablement, son sens et son accomplissement au chapitre XVI dans la crucifixion. La résurrection sera la grâce particulière donnée à ceux qui iront jusqu’au tombeau, constateront que ce tombeau est vide, et guériront de leur désespoir en comprenant que si Jésus est mort, le Christ lui est toujours vivant.
En conclusion, l’évangile de Marc n’est donc pas ce catalogue de guérisons qui pourrait réduire Jésus à un thaumaturge expert. Chaque miracle est une situation particulière, un événement intime, qui nous renvoie à notre propre expérience de foi : nous avons un jour été seul avec le Christ, nous l’avons vu face à face, d’une façon ou d’une autre il nous a touché là où nous nous sentions le plus faible, et il nous a redressé en vérité et en justice. Si nous sommes croyants, c’est que d’une façon ou une autre, nous avons expérimenté, et expérimentons encore, un miracle dans nos vies. Nous pouvons témoigner de ce miracle, même si les mots manquent pour décrire ce que nous vivons. Nous pouvons aussi, comme nous y invite Marc, en témoigner par notre silence, ce silence demandé par Jésus à ses disciples, ce silence de Jésus devant Pilate, ce silence qui suit la mort de Jésus, ce silence des femmes devant la résurrection : c’est dans le silence qui suit la prédication que se partage aussi la Parole de Dieu, c’est dans le silence que se transmet aussi la guérison de l’Esprit, par le Christ, de la part de Dieu.
Amen.
[1] Tout dépend de la présence ou non du possessif αὐτοῦ au verset 33