UNE FOI EN CLAIR-OBSCUR

UNE FOI EN CLAIR-OBSCUR

LECTURES DU JOUR 

(Sagesse de Salomon 12, 13.- 19)

Il n’y a pas d’autre dieu que toi, qui prend toute chose en compte, pour que tu manifestes que tu ne juges pas injustement. ll n’est point de roi ou de tyran qui puisse te reprocher en face ceux que tu as condamnés. Car tu es juste, et tu gouvernes avec justice ; et tu estimes indigne de ta vertu de punir celui qui ne doit pas être puni. Car ta force est la source de la justice, et le pouvoir que tu as sur tout t’amène à la bienveillance. Tu montres ta force si l’on ne croit pas à la plénitude de ta puissance, et ceux qui la bravent sciemment, tu les réprimes.     Mais toi qui disposes de la force, tu juges avec indulgence, tu nous gouvernes avec beaucoup de ménagement, car tu n’as qu’à vouloir, pour exercer ta puissance. Par ton exemple tu as enseigné à ton peuple que ta justice est bienveillante aux hommes ; à tes fils tu as donné une belle espérance : après la faute tu accordes le repentir. Mais si en punissant les ennemis de tes enfants, voués justement à la mort, tu y a mis tant de prudence et d’égards ; si tu leur as accordé le temps et l’occasion de se corriger de leur malice, avec quelle attention n’as-tu pas jugé tes fils, en faisant avec leurs pères des alliances et des serments de bonnes promesses ?

 (Evangile de Mathieu 13, 24-33)

En ce temps-là, Jésus proposa cette parabole à la foule :« Le royaume des Cieux est comparable à un homme qui a semé du bon grain dans son champ. Or, pendant que les gens dormaient, vint son ennemi ; il sema de l’ivraie au milieu du blé et s’en alla. Quand la tige poussa et produisit l’épi, alors l’ivraie apparut aussi. Les serviteurs du maître vinrent lui dire : ‘Seigneur, n’est-ce pas du bon grain que tu as semé dans ton champ ? D’où vient donc qu’il y a de l’ivraie ?’ Il leur dit : ‘C’est un ennemi celui qui a fait cela.’ Les serviteurs lui disent : ‘Veux-tu donc que nous allions l’enlever ?’  Il répond : ‘Non, en enlevant l’ivraie, vous risquez d’arracher le blé en même temps. Laissez-les pousser ensemble jusqu’à la moisson ; et, au temps de la moisson, je dirai aux moissonneurs : Enlevez d’abord l’ivraie,  liez-la en bottes pour la brûler ; quant au blé, ramassez-le
pour le rentrer dans mon grenier.’ ».

Il leur proposa une autre parabole : « Le royaume des Cieux est comparable à une graine de moutarde qu’un homme a prise et qu’il a semée dans son champ.    C’est la plus petite de toutes les semences, mais, quand elle a poussé, elle dépasse les autres plantes potagères et devient un arbre, si bien que les oiseaux du ciel viennent et font leurs nids dans ses branches. »

Il leur dit cette autre parabole: Le royaume des cieux est semblable à du levain qu’une femme a pris et mis dans trois mesures de farine, jusqu’à ce que toute la pâte soit levée.
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Nous sommes aujourd’hui encore dans le chapitre 13 de Matthieu souvent appelé le chapitre des « Paraboles du Royaume » : il s’y succède en effet, après le verset 23, six paraboles qui évoquent, usant de métaphores plus ou moins évocatrices, le Royaume de Dieu.

Nous n’avons que les trois premières à méditer aujourd’hui, mais ce découpage fait sens car nous avons deux triptyques de paraboles qui se répondent : les trois dernières paraboles décrivent ce qu’est le royaume de Dieu pour le croyant (une perle, un trésor, une bonne pêche) alors que les trois premières (le blé qui pousse, l’arbre qui croit, le pain qui lève) décrivent ce qu’est le chemin du croyant vers le Royaume de Dieu, autrement dit notre cheminement de foi.  Les trois dernières paraboles seraient en quelque sorte le point d’arrivée, l’état statique final, le Royaume, et les trois premières (qui nous concernent aujourd’hui) seraient le parcours, la dynamique qui nous porte vers ce Royaume de Dieu – elles nous enseignent non sur le Royaume mais sur la façon dont nous croyons au Royaume (c’est pour cela que le théologien et philosophe Jean Ansaldi ne parle pas ici de paraboles, mais de méta-paraboles du royaume de Dieu).

Que nous apprennent donc ces paraboles de notre démarche de foi, de notre façon de croire au Royaume ? Plutôt que d’en choisir une pour l’approfondir, je vous propose aujourd’hui de chercher des traits communs à ces trois paraboles, traits communs qui peuvent aider à expliquer l’interprétation du message du Christ que nous propose ici l’évangéliste.

Nous comprenons déjà qu’une démarche de foi ne s’inscrit pas dans le temps court mais dans le temps long : l’herbe doit pousser, l’arbre grandir, et le pain lever. Cette dynamique suit un rythme qui n’est pas le nôtre, mais celui qui nous est imposée par la Création de Dieu. On ne peut donc pas accélérer son processus de foi, il faut accepter de le laisser grandir en nous, presque sans y penser, comme nous laissons grandir notre propre corps.

Voilà un premier trait commun à nos trois paraboles : il est nécessaire de laisser du temps à sa foi pour s’affirmer, un premier constat qui est plutôt réconfortant.

Ce qui est moins réconfortant c’est de réaliser l’autre trait commun à ces trois paraboles : elles sont empreintes d’inquiétude, voire d’angoisse.

Pour commencer, il est surprenant de voir le champ est abandonné en l’état, sans que son propriétaire se soucie que l’ivraie soit arrachée : l’ivraie non seulement est toxique lorsqu’elle est mêlée au blé (elle rend « ivre ») mais de plus elle étouffe le blé pendant sa croissance, et fait donc baisser le rendement du champ. Laisser la nature agir à son gré, permettra peut-être d’y voir plus clair à la fin de l’été, mais ce sera au prix d’une moisson irrémédiablement diminuée.

Si l’ivraie n’a pas bonne réputation au temps de Jésus, il faut savoir que le levain non plus. Le levain est une pâte qu’on laisse moisir, le mot Hametz est donc parfois synonyme d’impureté et au moment de Pâque les juifs s’assurent qu’il n’en reste plus une seule trace dans la maison. Jésus n’hésite d’ailleurs pas à utiliser la métaphore du levain en mauvaise part : « Méfiez-vous du levain des pharisiens » (Mat. 16.6) et Paul le fera aussi après lui, « Purifiez-vous du vieux levain ». (1 Cor 5.7). Pourquoi choisir pour évoquer le Royaume de Dieu, l’analogie d’une matière impure ?

Pour illustrer l’idée d’une croissance pure et durable, on se dit que Jésus aurait pu trouver une meilleure image, celle d’une graine d’arbre par exemple… qui est précisément le sujet de notre dernière parabole. La figure d’un arbre qui croit d’une petite graine pour finir par abriter les oiseaux des champs et les nourrir de ses graines, voici qui offre à nos yeux une image qui parait beaucoup plus appropriée et positive de la dynamique de foi. Mais c’est sans doute une image en trompe-l’œil, une fausse impression, car il nous manque ici la fin de l’histoire de l’arbre …

Cette métaphore de « l’arbre aux oiseaux » fait vraisemblablement référence au chapitre 4 de Daniel, dans une citation qui se poursuit ainsi : « l’Ange dit : maintenant abattez l’arbre, et coupez ses branches; dispersez les oiseaux du milieu de son feuillage et ne laissez en terre que le tronc, là où s’attachent les racines ».

Si nous considérons tous ces éléments, en incluant l’intégralité de la citation de Daniel, nous pouvons alors proposer un nouveau point commun à nos trois paraboles, mais un point commun bien plus sombre. Notre foi, la dynamique qui nous fait avancer vers le Royaume de Dieu, œuvrerait donc en nous : 

  • Comme dans un champ semé d’ivraie. Notre foi avance en apportant simultanément le bon et de mauvais, sans qu’il faille chercher à en ôter le mauvais (sauf à ne plus rien planter et à renoncer à récolter)
  •  Comme agit le levain dans le pain. Dans notre foi, c’est la part d’impureté, de moisi, qui permet d’obtenir un résultat digne d’intérêt (sauf à vouloir se contenter de manger des galettes, bien moins savoureuses).
  • Comme croit un arbre qui peut un jour être coupé, Aussi forte et aussi visible que se soit développée notre foi, elle peut à tout instant et de façon régalienne être coupée en plein élan, et se retrouver réduite à ses racines (sauf à ne rester qu’une une graine, qui sacrifierait toutes ses possibilités d’avenir).

C’est à ce moment ci, que vous devez regretter que je n’ai pas choisi de prêcher sur le texte de Sagesse de Salomon, fût-il absent de nos bibles protestantes …

En effet ce texte nous aurait offert aujourd’hui une vision de la foi beaucoup plus conforme à nos idées reçues 

Certes, dans Sagesse, la foi chemine en portant simultanément le bon et le mauvais mais justement ce qui est mauvais, impur est … l’ennemi du bien. Sanctionné par la Justice de Dieu, le mal doit être combattu avec l’aide de la Sagesse, ou à défaut racheté par le repentir. Le repentir en particulier, la « belle espérance » dont parle notre texte, est le don que Dieu nous offre par bienveillance, pour nous permettre de revenir (ou du moins d’avoir des chances de revenir) dans Ses bonnes grâces. Celui qui possède la Sagesse (la sagesse des commandements de Dieu), comprend clairement ces principes de foi et il n’y donc aucune raison pour qu’il soit soudain coupé en pleine espérance, comme l’arbre de notre parabole étendue : « il serait indigne de Dieu de punir celui qui ne mérite d’être puni » dit Sagesse. Il serait indigne de Dieu, soudain d’interrompre l’élan de foi qui nous pousse à aller vers lui ; notre chemin de foi comporte certes des obstacles mais ce chemin avance droit, et ses cahots prévisibles sont surmontables par le repentir.

J’avoue que, de prime abord, j’aimerais moi aussi ne retenir que cette vision de la foi. La vision d’une foi lumineuse, portée par une Sagesse qu’il serait indigne de questionner ; la vision d’une foi linéaire, qui grandit en nous continument et nous permet de tout surmonter grâce à la sagesse et au repentir.

Il est possible que certains chemins de foi, que certains chemins de vie se déploient ainsi majestueusement devant le croyant.

Il nous faut reconnaitre toutefois qu’il est d’autres parcours qui ressemblent davantage à ce que décrivent nos paraboles du jour. Dans notre vie, dans notre foi, nous ressentons que la folle ivraie côtoie en permanence le blé nourricier. Comme cette ivraie, toute empoisonnée qu’elle soit, est vivante et tenace, nous ne nous sentons pas la force de l’arracher de peur de faire périr le blé avec elle. Et quand bien même essaierions nous, nous savons que nous sommes poussés par nature à en faire pousser encore, et encore, tout comme le pain ne manque pas, après quelques jours de moisir et de se transformer en levain. Nous pouvons bien nous repentir, accumuler les actes généreux et les sacrifices, nous pouvons grandir en Sagesse, mais aussi haut que monte notre dévouement et notre sagesse, rien n’empêchera qu’un événement dans nos vies puisse tout à coup survenir qui nous laisse abattu, et nous amène à remettre en cause notre foi et parfois notre existence même.

Oui, il y a des chemins de foi qui ressemblent à cela.

C’est pour ceux qui vivent cela, pour tous ceux qui comprennent qu’ils peuvent un jour vivre cela, que Jésus enseigne ces paraboles.

La première parabole explique que le maître est patient, qu’il sait qu’un champ vivant est un champ à la récolte mélangée. Le maître sait qu’il n’y aura pas que du blé, mais quand même du blé pour mettre dans la grange du Seigneur. Ainsi Jésus nous enseigne : c’est l’ivraie qui permet de réaliser le miracle d’arriver à récolter du blé, le blé du Seigneur. 

La seconde parabole nous rappelle, malgré la chute de l’arbre, la confiance que le Seigneur met en nous. C’est vrai, un désastre, une détresse, peuvent couper notre foi un jour, aujourd’hui même peut-être, mais certainement pas l’abattre complètement : la graine a germé, a fondé des racines, et un arbre peut repartir de ses racines, sans qu’il soit besoin d’aller chercher une autre graine. Ainsi Jésus nous enseigne : Dieu n’abat pas la foi de l’homme sans espoir, mais au contraire veut que chaque graine continue à monter vers le ciel, quel que soit le nombre d’essais qu’il lui faille pour cela.

La troisième parabole, c’est peut-être Luther qui la résume le mieux dans une lettre à Melanchthon daté du 1er août 1521 : « pecca fortiter, sed crede fortius », c’est-à-dire « pêche avec force, mais crois en la Grâce avec plus de force encore ». Il n’y a pas de pain sans levain. Il n’y a pas de grâce sans pécheur. C’est parce que nous prenons conscience de la forte mesure de notre péché, que nous pouvons mesurer combien plus forte encore est l’action de Dieu en nous, et quelle joie incompréhensible fleurit dans notre conviction d’être d’ores et déjà pardonné. Ainsi Jésus nous enseigne : c’est parce que tu as quelque chose à te faire pardonner, que Dieu veut te pardonner.

Alors que la Sagesse de Salomon nous présentait un Dieu digne et tout puissant, l’évangile de Matthieu nous présente un dieu compagnon de notre indignité et complice de notre faiblesse. Alors que la Sagesse de Salomon nous présentait un homme qui savait comment reprendre le contrôle de son destin par la sagesse, et de sa foi par le repentir, l’évangile de Matthieu nous présente un homme égaré, impur, impuissant devant les alea de sa vie. En creux de ces représentations, on comprend que l’évangile du jour ne reconnait qu’une seule force dans l’homme, qu’une seule dynamique mais, elle, irrésistible : la force de croire. Le chrétien croit que Dieu l’attends toujours à la fin de l’été, même s’il ne reste que quelques épis à moissonner dans le champ ; il croit que Dieu veut toujours le faire grandir, et qu’aucune épreuve ne l’abattra jusqu’à la racine; il croit que Dieu accepte le levain de son péché, car c’est sur ce péché que peut s’exercer la puissance de la Grâce, qui fera alors lever toute la pâte humaine.

En conclusion, quelle que soit la métaphore utilisée (l’arbre, le pain, le champ), Jésus nous enseigne peut-être ici que le Royaume de Dieu ne serait au fond que le Royaume de l’Homme, lorsque cet être humain, aussi perdu qu’il se sente, décide de mettre ses œuvres devant Dieu, porté par la confiance irrésistible, incompréhensible et miraculeuse de sa foi en Christ.

Amen

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