RAISON ET FOI : LA DOUBLE CONNAISSANCE DE DIEU

RAISON ET FOI : LA DOUBLE CONNAISSANCE DE DIEU

LIVRE DE L’EXODE chapitre 16 versets 12-15

 Le Seigneur dit à Moïse : « Voici que, du ciel, je vais faire pleuvoir du pain pour vous. Le peuple sortira pour recueillir chaque jour sa ration quotidienne, et ainsi je vais le mettre à l’épreuve : je verrai s’il marchera, ou non, selon ma loi. J’ai entendu les récriminations des fils d’Israël. Tu leur diras : ‘Au coucher du soleil, vous mangerez de la viande et, le lendemain matin, vous aurez du pain à satiété. Alors vous saurez que moi, le Seigneur, je suis votre Dieu. » 

Le soir même, surgit un vol de cailles qui recouvrirent le camp ; et, le lendemain matin, 
il y avait une couche de rosée autour du camp. Lorsque la couche de rosée s’évapora, il y avait, à la surface du désert, une fine croûte, quelque chose de fin comme du givre, sur le sol. Quand ils virent cela, les fils d’Israël se dirent l’un à l’autre : « Mann hou ? » (Ce qui veut dire : quoi cela ?), car ils ne savaient pas ce que c’était. Moïse leur dit : « C’est le pain que le Seigneur vous donne à manger. »

ÉVANGILE DE JEAN chapitre 6, versets 25-33

[Après le miracle des pains, la foule se dirige vers Capharnaüm à la recherche de Jésus]. 

L’ayant trouvé sur l’autre rive, ils lui dirent : « Rabbi, depuis quand es-tu ici ? » 

Jésus leur répondit : « Amen, amen, je vous le dis : vous me cherchez, non parce que vous avez vu des signes, mais parce que vous avez mangé de ces pains et que vous avez été rassasiés. Préparez-vous, non pas une nourriture périssable, mais une nourriture qui demeure jusque dans la vie éternelle, celle que vous donnera le Fils de l’homme, lui que Dieu, le Père, a marqué de son sceau. » 

Ils lui dirent alors : « Que devons-nous faire pour préparer les œuvres de Dieu ? » 

Jésus leur répondit : « L’œuvre de Dieu, c’est que vous veniez à croire en celui qu’il a envoyé. »

 Ils lui dirent alors : « Quel signe accomplis tu, ou vas-tu accomplir, pour qu’en le voyant nous venions à croire en toi ? Au désert, nos pères ont mangé la manne ; comme dit l’Écriture : Il leur a donné à manger le pain du ciel» 

Jésus leur répondit : « Amen, amen, je vous le dis : ce n’est pas Moïse qui vous a donné le pain venu du ciel ; c’est mon Père qui vous donne le pain du ciel, le pain de vérité. Car le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel et qui donne la vie à ce monde. »

LETTRE AUX EPHESIENS chapitre 4 versets, 20-24

Ce n’est pas ainsi, [comme des païens], que l’on vous a appris à connaître le Christ, si du moins l’annonce et l’enseignement que vous avez reçus à son sujet s’accordent à la vérité qui est en Jésus. Il s’agit de vous défaire de votre conduite d’autrefois, c’est-à-dire de l’homme ancien corrompu par les convoitises qui l’entraînent dans l’erreur. Laissez-vous renouveler par la transformation spirituelle de votre pensée. Revêtez-vous de l’homme nouveau, créé, selon Dieu, dans la justice et la sainteté conformes à la vérité.

Calvin & Hobbes – Billy Waterson

RAISON ET FOI : LA DOUBLE CONNAISSANCE DE DIEU

Le texte de Jean du jour, comme beaucoup de textes de cet évangile, après une première lecture qui peut paraître limpide, se révèle à l’étude d’une profondeur théologique redoutable. Au gré des questions et des réponses du dialogue qui le structurent, ce texte peut, entre autres, s’intégrer au débat[1] très disputé entre loi de la nature et loi de Dieu, entre force de la raison (qui permet de saisir la loi de la nature) et force de la foi (qui permet de marcher selon la loi de Dieu). Invités précisément en ce jour par Moïse à « marcher selon la loi de Dieu », entrons de plein pied dans ce débat, sans oublier de nous armer de toute notre raison pour essayer de saisir ce texte difficile.

La raison, pour s’exercer a besoin de concepts et de références, et il faut reconnaitre, en préambule, que nous ne raisonnons pas avec les mêmes références historiques et littéraires que le rédacteur de cet Evangile, qui est imprégné de philosophie grecque. Plus précisément, le débat de notre texte, entre les visiteurs de bord de lac venus voir Jésus, et Jésus lui-même, ne s’éclaire valablement, qu’avec une connaissance préalable de la théorie platonicienne des Idées, ou des Essences – théorie que je vais essayer d’exposer de façon succincte.

Tout d’abord, selon Platon, il existe un monde tangible composé de réalités tangibles, dans lequel nous passons notre existence mortelle. Nous comprenons ce monde qui nous entoure, et y interagissons par l’intermédiaire de nos sens, mais aussi par celui d’autres facultés naturelles comme la faculté de raisonner, l’attrait envers ce qui est beau, et un sens moral intérieur qui nous fait rechercher ce qui est juste. Ce monde est donné à tous, mais tous en ont des perceptions différentes même s’ils peuvent s’accorder sur une description.

Il existe aussi, et un grec dirait « surtout », un monde « vrai », un monde « réellement réel », éternel, qui est un monde des Idées, dont le monde tangible n’est qu’un pâle reflet. Ce monde contient l’essence ultime du Vrai, du Beau, du Bien et même de toute chose[2]. Ce monde n’est pas accessible à tous, mais tous ceux qui le contemplent, contemplent la même chose, même si leurs descriptions varient. 

Pour rendre cette distinction plus claire suivons l’exemple que notre petit Calvin donne à Hobbes son tigre en peluche (exemple qu’il reprend d’ailleurs du Parménide de Platon). Nous nous accordons tous à dire que 1 +1 = 2, et sommes d’accord sur ce que décrit cette égalité. Sommes-nous sûr toutefois de pouvoir décrire de la même façon cette notion d’égalité que nous semblons tous posséder en nous ? et que dire de la notion même de 2 ? A quoi est égal par exemple une fraise plus une pomme ? A quoi est égal un homme plus une chaise ? Si je visualise à côté un homme et une chaise, la notion d’égalité à 2 s’impose-t-elle à moi ?

Moi, lorsque je contemple en esprit un homme et une chaise, je crois que c’est bien égal à un « 2 », à une « dualité ». Je le crois, avec ma foi intérieure, mais quelqu’un d’autre que moi ne le croira pas : nous ne sommes pas obligés de partager la même foi – un enfant de moins de 5 ans, comme le petit Calvin, n’aura pas la même conception du « 2 » que moi. Le sens vrai du « 2 » au même titre que celui du Vrai, du Beau du Juste appartient au monde des Essences.

Muni de cette grille de lecture platonicienne, le débat dans notre texte de Jean devient beaucoup plus limpide (faites-moi confiance …).

Il y donc d’abord un monde tangible, une création ordonnée (par la « puissance ordonnée » de Dieu, potestas ordinata) auquel participent, comme nous tous, les visiteurs de Jésus à Capharnaüm. Ainsi qu’il est dans l’Ordre naturel des choses, ceux-ci expriment trois attentes naturelles, issues de leur conscience du monde et d’eux mêmes :

Il n’y a ici rien de répréhensible, d’indigne ou de lâche, et notons même la bonne volonté de ces hommes qui insistent, et suggèrent même à Jésus le miracle qu’il faudrait pour les convaincre tout à fait : faire tomber, à nouveau, de la manne du ciel.

Il faut le dire clairement : Jésus ne reproche pas ici à ces hommes de chercher à fonder une morale pratique sur des commandements ou des lois, ni à essayer d’appréhender le mystère de Dieu avec une forme de raison et de logique. La raison et le sens moral, font partie des dons de Dieu que Jean Calvin attache à une « grâce commune », attachée à la conscience de tous les hommes, qu’ils soient croyants ou non. En d’autres termes, avoir le souci d’aussi bien traiter  mon prochain que moi-même, ou sentir que la Création porte avec elle une beauté et une majesté, qui m’émerveille et me questionne[3], contrairement à ce qu’on pourrait penser, ne fait pas de moi un croyant, mais simplement un humain de cette Création voulu par Dieu.

Ce qui fait de moi un croyant c’est de reconnaitre qu’il m’est impossible de comprendre en plein conscience cette réalité ultime « Christ est l’envoyé de Dieu dans ce monde » mais qu’en même temps, il m’est impossible de ne pas y croire.

Un croyant est donc un humain, raisonnable, qui croit quelque chose, et accepte de ne pas comprendre pourquoi il y croit.  Le croyant n’a aucun moyen de comprendre puisque cette foi n’est pas soumise à la puissance ordonnée, logique, de la création, mais à l’expression de la volonté et la puissance insaisissable, absolue de Dieu (potestas absoluta).  Le croyant ne peut que prendre conscience en lui de cette « grâce singulière » (et non plus « commune » à toute l’humanité) qui est la sienne, qui le dépasse, et que personne sur terre – même le grand Moïse comme le précise Jésus dans le texte du jour – n’aurait pu lui donner. L’œuvre de Dieu alors, et non plus les œuvres de Dieu comme le distingue bien notre texte, c’est de nous rendre capables de recevoir cette grâce, de croire sans la comprendre. Voilà le signe de l’œuvre de Dieu qui nous suffit, le vrai miracle qui est accompli dans le cœur du croyant. C’est ce miracle là qui fait du croyant un humain à part, à la fois invité temporaire de ce monde tangible, et invité occasionnel (quand il se sent proche de Dieu) de ce monde des Idées, du monde du Père où seul prend sens et forme la notion « d’envoyé de Dieu ». Je dis invité occasionnel car le seul invité permanent des deux mondes, celui des hommes et celui du Père, c’est bien sûr le Christ ressuscité (et non pas divinisé ou réincarné). .

C’est précisément par la figure d’un Christ ressuscité, par cette figure qui unit les deux mondes, humain et divin, tangible et idéal, que nous comprenons qu’un pont entre ces deux mondes nous est désormais accessible : pardonné des faiblesses et des fragilités attachées à ce monde tangible et à notre mortalité, nous pouvons le cœur léger nous élancer à la suite du Christ sur ce pont qui mène vers le Père éternel, sur ce pont que Jésus a autrefois incarné – c’est-à-dire tenté d’ expliciter à notre conscience  –  par sa vie, sa mort, sa résurrection.

Au final, il n’est donc pas si simple de croire au Christ, citoyen des deux mondes, comme s’en rendent compte nos visiteurs de Capharnaüm, et c’est bien je crois un argument d’incrédule de voir dans la foi la paresse d’un esprit qui ne veut pas raisonner. Au contraire ! Les visiteurs de Jésus à Capharnaüm raisonnent assidûment pour s’approprier le message central de notre texte : « Christ est l’envoyé de Dieu dans ce monde ». Ils cherchent à faire rentrer cette foi dans le cadre moral et logique d’une nature qu’ils connaissent. Conscients soudain de la vanité de leurs efforts, ils demandent alors un signe pour se conforter mais, ce qu’essaye laborieusement de leur expliquer, Jésus, c’est que ces signes, s’ils croyaient, ils sauraient qu’ils les ont déjà vus et que l’enseignement de Jésus ne devrait être qu’une aide à formaliser et confesser leur foi.

En conclusion sommes-nous si différents de ces visiteurs du bord du lac ? Avons-nous pris conscience de ces signes qui ont déjà construit notre chemin de foi? Comment, après avoir écouté l’Evangile, formulerions-nous, avec les limites de nos mots et de notre raison (notre « double connaissance de Dieu », duplex cognitio Dei, selon l’expression que nous devons à Jean Calvin), notre conviction que « Christ est l’envoyé de Dieu dans ce monde » ? Exercice de formulation difficile s’il en est, pour nous autant que pour les visiteurs de Capharnaüm, mais exercice inévitable si nous voulons rendre tangible dans ce monde notre foi intangible. C’est seulement à cette condition que nous pouvons nous représenter, à nous-même d’abord et ensuite aux autres, comme croyants, c’est-à-dire comme invités à la fois de ce monde et du royaume du Père.

Amen


[1] Marqué au XXème siècle par les figures d’Emil Brunner et Karl Barth,

[2] Je ne fais pas dans la nuance ! Platon reconnait bien que pour connaître le chemin de Larissa, j’ai juste besoin qu’on me montre sur une carte le chemin de Larissa … (Ménon 96-100). Il n’y a pas d’Essence associée au « chemin de Larissa ». 

[3]Beauté qui touche non seulement la nature mais aussi les biens de main de l’homme « N’a-t-il pas donné quelque grâce à l’or, à l’argent, à l’ivoire et au marbre, pour les rendre plus précieux et nobles que les autres métaux et pierres ? »(IRC III, X, 2, éd. 1978, p. 188)

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